Enki Bilal - Manimal

Publié le par Miss Cinnamon


Du 8 juillet au 10 septembre 2009, les 350 dessins du dernier albulm d'Enki Bilal, Animal'z, sont exposés à Artcurial, la célèbre maison de ventes. Cette démarche exceptionnelle se terminera par une vente durant laquelle les dessins seront dispersés.


Enki Bilal, votre multiculturalisme et votre exil dans l'enfance ont-ils contribué à vous influencer ?


Je pense que oui. C'est une évidence, les psychologues, les psychiatres, les médecins, tous ceux qui travaillent sur la mémoire le diront : les années d'enfance et de naissance ainsi que la période primale sont très importantes au niveau des informations que l'on recueille et l'on reçoit. Ce sont des informations visuelles : l'iconographie de l'enfance est très importante. D'ailleurs tous les sens - l'olfactif, le toucher - tout est important dans la genèse de fabrication de l'individu. Quand on naît dans un pays typé de telle ou telle manière, puis qu'on est déplacé, on a forcément un bagage déjà constitué, de manière inconsciente, et qui va ressortir. Si c'est entre les pattes d'un artiste et d'un musicien, ça va prendre une certaine couleur.
De plus il y a l'effet de la rencontre de l'autre civilisation, j'exagère un peu, mais d'une certaine manière c'était deux civilisations : la civilisation de l'Est, belgradoise, celle de l'enfance, et la civilisation française, relativement différente. Il y a eu aussi la langue française que j'ai apprise à l'âge de 10 ans. Tout ça a servi à la constitution d'un magma qui va servir de matière première à la création à venir. À une époque, j'ai ressenti une forme de satisfaction, aussi bien au niveau du dessin de l'architecture que des visages ; j'ai eu le sentiment que ce déclic de validation venait au moment où j'avais l'impression de reconnaître des éléments, pas seulement au niveau formel, mais au niveau de la texture. C'était des moments assez fugitifs que je désirais pas  forcément analyser, mais qui me donnait l'impression que ma création m'appartenait. Après on peut faire des analyses des influences conscientes et inconscientes, comme par exemple la découverte de l'art des autres... mais il y a cette matière première immuable, ce bloc constitué dans le disque dur et qui se diffuse petit à petit.


Parlez-moi de votre période Pilote et de votre collaboration avec Pierre Christin...

A Pilote, j'ai commencé avec des histoires courtes, très science-fiction, très inspirées de Lovcraft. Puis, pour gagner ma vie,  Goscinny m'a proposé de venir faire des dessins politiques dans ces conseils de rédaction hebdomadaires où, comme un magicien, il lançait des débats pour trouver les idées humoristiques un peu caustiques, dans l'esprit du Pilote de ces années là. À cette occasion, de temps en temps, j'ai illustré des scenarii de spécialistes de ces histoires courtes, souvent à connotation politique, de l'époque. Ce n'était pas mon domaine de prédilection, je n'étais pas forcément très heureux en le faisant, mais bon... J'ai même fait une histoire tout seul où il y avait Giscard, Poniatowski... C'était juste un passage dans mon œuvre, je ne suis pas caricaturiste.

Pour Pierre Christin, il s'agit d'un journaliste de formation, et d'un prof de journalisme. Il a été le premier à ouvrir la BD, dans les années 1970, au social et au politique. Nous avons donc fait un certain nombre d'albums qui traitaient de problèmes hexagonaux. Puis, avec Les Phalanges de l'Ordre Noir, on a ouvert sur l'internationale avec des sujets forts. C'est une belle collaboration.


Aujourd'hui, vous êtes-vous éloigné de ce côté social ?


Oui, parce que je pense que la globalisation a produit un monde complètement aseptisé, pas du tout excitant graphiquement parlant. La part d'engagement social, qui a atteint son summum avec  Partie de chasse, s'est terminée par l'effondrement du communisme. Ceux qui croient que fais de la science-fiction se trompent ; je préfère travailler sur l'actualité dans un futur proche. Je fais du social, ou plutôt du géopolitique, qui m'intéresse plus que le social aujourd'hui. On voit l'état de l'Europe, de la France : ça tourne en rond, il y a peu de choses à dire au point de vue de l'engagement artistique. L'engagement de Besancenot agite suffisamment les consciences pour garder les gens éveillés ; on constate que le PS n'a plus d'idée, simplement parce qu'il sont trop proches du libéralisme, une contradiction dont ils n'arrivent pas à se défaire. Sur le plan artistique, ce qu'on a fait avec Christin était nécessaire et même certainement généré par l'époque : après mai 68, il y avait une forme de prolongement dans l'engagement artistique par rapport à des causes sociales. Aujourd'hui, je ne crois pas du tout que ce soit possible.


Pensez-vous que la globalisation mondiale menace votre propre vocabulaire graphique d'appauvrissement ? Militez-vous contre cette mondialisation par la richesses de votre vocabulaire ?

Oui, il y a une forme de régression, due peut être à la peur de l'avenir. On tombe dans le conformisme, dans le formatage généralisé, sur le plan du cinéma, dans beaucoup de domaine de grande consommation culturelle.
Mon parcours, mon processus de création, je le développe pour moi même d'abord.  Je fais ce qui me convient, donc il y a une forme de sincérité ; qu'on aime ou qu'on n'aime pas ce que je fais, on ne peut pas me refuser cette sincérité. Je ne varie pas, je ne navigue pas à vue par rapport aux courants. La meilleurs stratégie, c'est d'être soi-même.


Pour reprendre l'un de vos thèmes fétiches, l'homme dispose-t-il d'une triple nature, divine, humaine et animale ?


Oui, ces trois natures font partie de moi. L'homme s'est créé des mythes, des religions, des structures qui le rassurent, et la part animale existe aussi. Tout ça amène à la problématique actuelle, celle de la survie de notre civilisation, de notre propre survie, celle de la planète. À un moment donné, nous avons parlé de social. Pourquoi je ne crois plus, personnellement, à l'engagement artistique dans le social ? Notre focale s'est élargie : d'une société, d'une entreprise, d'une usine de laquelle nous pouvions traiter avec Christin dans La Ville qui n'existait pas, mon point de vue s'est élargi après Partie de chasse, qui dépeignait l'affrontement idéologique de deux mondes. Maintenant mon regard est beaucoup plus largement focalisé, avec une vision globale des thèmes qui me sont chers, me passionnent et m'inquiètent, m'obsèdent : l'homme au cœur de son existence planétaire, dans une cohabitation avec le monde animal et végétal qui se dégrade. Ce qui ne m'empêche pas d'entrer dans le détail : quel est la responsabilité de l'homme à ce propos ? Quel est son rôle ? C'est la grande question dont tout le monde parle aujourd'hui, car on commence enfin à prendre conscience de ça. Dans ce contexte, je peux m'approcher de l'individu et recréer son histoire personnelle. C'est l'histoire d'Animal'Z.


Que pouvez-vous nous dire du choix des couleurs ?

La palette réduite de cet album est volontaire, à part sur la couverture. où elle est un peu plus riche. C'est plus un désir technique de faire du dessin sur un papier teinté, ce qui s'est toujours fait dans l'histoire de l'art. Le papier teinté permet des rehauts blanc, qui donnent du volume, de la profondeur, qui donnent aussi plus de plaisir au niveau du dessin. Le choix du papier et de sa couleur épouse également la thématique de l'eau. Je suis en train d'attaquer un deuxième album avec la même technique, mais avec un papier différent : tout cela a un sens. Cependant il s'agira d'une trilogie dissociée, Animal'Z est un one shot, je ne reviendrai pas sur l'histoire, ni sur les personnages.


Comment avez-vous trouvé le titre d'Animal'Z ?

C'est venu comme ça. Je voulais faire quelque chose sur l'hybridité homme-animal, ce qui me paraît être une réalité, si on réfléchit bien, si on regarde le parcours de la vie sur cette planète : l'hybridité existe, nous venons du dauphin, et plus généralement de l'animal ; auparavant on parlait même du singe. Je ne suis pas du tout créationniste, je ne crois pas à ces balivernes selon lesquelles Dieu nous aurait créés. Cette hybridité existe donc aussi dans le titre. Le Z, c'est pour ne pas mettre le S, c'est pour ne pas faire un anglicisme. Le Z interpelle, dérange, surprend. De plus, c'est une lettre qu'on retrouve plus dans les langues slaves. Ce qui me plaisait aussi, c'est de trouver un titre qui commence par A et qui finisse par Z.


Comment a été définie l'exposition à Artcurial ? Comment se déroulera la vente aux enchères ?

L'intégralité des 350 dessins d'Animal Z sont exposés du 8 juillet au 10 septembre 2009. A l'issue de cette exposition, ils seront tous vendus aux enchères. Le but est d'aller au bout de la démarche, j'ai déjà dit que l'album est un one shot. Je l'ai réalisé en un an dans une espèce d'urgence, de flux tendu de dessins. J'ai donc trouvé normal qu'il y ait dispersion de cette matière qui est venue, par le biais d'une rupture graphique volontaire. Il m'est apparu totalement naturel après discussion, avec Éric Leroy d'Artcurial et Christian Desbois, mon galeriste, que ça finisse par une grande exposition, puis par un éparpillement. C'est la première fois pour moi et ça se passe sans douleur, au contraire ça me fait plaisir que les gens repartent avec un petit dessin. Ce n'est pas une œuvre de spéculation, c'est une œuvre neuve, qui vient de sortir.
Je suis tellement plein de ces dessins, je les ai en moi ; et puis je ne les perds pas totalement, il reste l'album. Et j'en ferai des scans. Mais l'idée que cela se disperse au cours d'une vente chez une dizaine, une centaine de personnes, ça me fait plaisir.


Votre démarche laisse transparaître que vous considérez la BD comme un art.


La BD reste un art populaire, tout comme le cinéma et la littérature, et tant mieux. Je pense que le Bande Dessinée fait partie de l'art contemporain, et en ce sens, il est tout à fait normal que le marché de l'art s'y intéresse. C'est l'intérêt du marché de l'art qui a fait que en 2006, Artcurial et Christian Desbois m'ont envoyé des signaux ; à l'époque je n'étais pas dans une quelconque stratégie, donc ma première vente, à l'époque, a surtout consisté en illustrations et en peintures.  Puis il y a eu cette explosion assez impressionnante de la cote. Le marché de l'art s'intéresse à mon art, et celui qui est partagé par d'autres dessinateurs. Cela me paraît être dans l'ordre des choses, tout comme la photographie qui est considérée comme un art de puis un certain temps, pourquoi la BD et le dessin n'en serait-il pas ?


Vous avez reçu les hommages de l'art contemporain depuis un certain temps déjà, avec l'exposition au palais de Tokyo en 1988, qui présentait vos œuvres avec celles de Koudelka et Pellaert...


oui, un très bon souvenir, avec des artistes que j'admire tout particulièrement. J'ai fait une autre exposition à la Bibliothèque Historique de Paris, dans la Marais, en 2000. Et puis d'autres expositions dans le monde, en Asie, en Inde.


Votre carrière est très éclectique : recherches graphiques pour Le nom de la rose, réalisation de décors d'opéras et de films, scénarios, réalisation ciné...


il ne s'agit pas chez moi d'une boulimie, d'une stratégie d'occupation d'espace, de territoires inconnus. Il s'agit plus d'un équilibre pour ma nature : je trouve dans cette transversalité de l'enrichissement, de la matière, de l'imaginaire. Ça s'est fait surtout par des rencontres, Denis Levaillant pour l'opéra, Angelin Preljocaj pour le ballet.
Pour ce qui est du cinéma, c'est quelque chose que j'avais vraiment envie de faire au même titre que le dessin et la Bande dessinée, que j'ai toujours eu au fond de moi et que j'ai eu la chance de concrétiser, d'abord en tant que décorateur sur les films de Resnais, puis en me lançant dans cette aventure. Ce sont des défis, des engagements, des prises de risques. À l'époque où je me suis lancé, ce n'était pas très bien vu qu'un dessinateur de bandes dessinées qui est reconnu dans son domaine vienne faire de films, alors qu'aujourd'hui c'est plus facile, plus naturel.

Sur La vie est un roman d'Alain Resnais, vous avez réalisé une série de décor avec la technique du glass painting.

C'était Alain Resnais qui voulait que j'utilise cette technique, et je le trouvais vraiment gonflé de reprendre une technique héritée des début du cinéma, c'était notamment un des trucs de Méliès. La technique est très naïve, mais très intéressante et agréable à faire. Dans mes deux premiers films, Bunker palace hotel et Tykho moon, j'ai utilisé des matte painting, la même technique en un peu plus sophistiquée. Avec la 3D, c'est inutile, à moins de vouloir faire un effet volontairement décalé et désuet : la 3D maîtrise parfaitement tout ce qui est décor.


Dans votre dernier film, il y a effectivement beaucoup d'images de synthèse et de 3D...


Oui, j'aime beaucoup ce film, mais pour ce qui est des personnages humains en 3D j'ai été trahi par la technique, et par le prestataire de service. Ce film, qui a fait quand même un million d'entrées, a extrêmement souffert de cette trahison. Quand vous ne connaissez pas le domaine, vous faites confiance aux personnes qui prétendent savoir le faire ; et puis surtout 60% du film était du cinéma réel avec des acteurs et des vrais décors, donc il fallait travailler là dessus, pendant que se préparait la partie 3D. Les décors en 3D sont très réussis, c'est uniquement sur certains personnages qu'une grave erreur stratégique a été commise au départ, sur laquelle il était impossible de revenir. Lorsqu'on s'en est rendus compte, il était trop tard pour arrêter le film.
En revanche, la technique des images de synthèse évoluent quotidiennement. J'ai un projet actuellement où je vais faire évoluer mon propre graphisme en image de synthèse, sans acteur, avec ma propre matière. C'est un métier intéressant de toute façon.


Je voulais vous poser une dernière question : après 35 ans de carrière, que vous reste-t-il à dire ? Quels sont vos désirs, vos projets ?


35 ans, déjà ? En fait, je fais ce travail, sans le sentiment que c'en soit un : c'est un prolongement de moi. Par exemple je viens de passer un mois, un mois et demi très difficile, car je ne m'étais pas remis à autre chose. Je n'aime pas cette période de flottement. Depuis hier, j'ai lancé mes deux activités futures et je vais être très bien. Chaque nouveau projet est un peu un défi. Le jour où j'aurai le sentiment de me répéter ou de tirer sur une corde quelconque, je serais malheureux, j'arrêterai peut être, en tout cas je passerai complètement à autre chose. Pour l'instant je n'ai pas le sentiment d'avoir trente cinq ans de carrière derrière moi.


Publié dans rencontres

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