Martyrs - Un peu de violence dans ce monde de brutes

Publié le par Miss Cinnamon


Martyrs, le film événement de Pascal Laugier, est sorti le 3 septembre 2008. Conspué, vilipendé, stigmatisé avant même sa sortie, il est temps près d'un an après sa sortie de revenir sur ce film majeur qui a failli passer à la trappe.

Premières images : une fillette asiatique court dans la rue, sale, gémissante, visiblement torturée. Elle regarde sans cesse derrière elle en s'enfuyant, de peur d'être rattrapée. C'est sur ces quelques images, extraites d'un teaser-bande annonce parcimonieux que fut bâtie la réputation sulfureuse de Martyrs, et que le film faillit écoper d'une interdiction aux moins de 18 ans, ce qui restreignait le nombre de copies distribuées et interdisait toute projection télévisuelle en première partie de soirée.

On a pu tout voir, tout lire dans la presse, les blogs, au Café du Commerce : « L'accumulation de scènes de torture frise l'écœurement » selon Télérama, « un déferlement de violence, de tortures, de manipulations » pour Ouest-France, des scènes « insupportables de violence et de cruauté » pour Paris match, en bref un film « pour se rincer l'œil et assouvir au passage quelques fantasmes sadiques » (TélécinéObs). Sans compter la cohorte des bien-pensants, qui une fois encore ont repris les armes pour vouer aux gémonies les mécréants du cinéma d'horreur, remettant en cause la santé mentale du réalisateur, des actrices (excellentes Mylène Jampanoï et Morjana Alaoui), du premier assistant, du troisième caméraman... Triomphants, ils ont brandi l'éprouvante anecdote du suicide de Benoît Lestang, maquilleur sur le tournage,  preuve ultime s'il en est que « le cinéma d'horreur, c'est le mal ».

Quant à parler du film en lui-même, de sa signification, de son montage, du cadrage, de la portée symbolique de tous les choix du réalisateur, il s'est trouvé du coup fort peu de monde désireux de prendre la plume à ce sujet. Il faut dire que d'une part il est plus facile de hurler avec le meute et que d'autre part, le film est effectivement visuellement et psychologiquement éprouvant. Il mérite amplement l'avertissement « pouvant heurter la sensibilité de manière durable ». Passé ce détail important, il s'agirait effectivement de parler du film. On me pardonnera de révéler quelques éléments déterminants du film, pour mieux le défendre et l'expliquer.

Lucie a été torturée on ne sait pas par qui, on ne sait pas pourquoi, durant son enfance. Elle est parvenue miraculeusement à s'échapper et a trouvé refuge dans un orphelinat où elle rencontre Anna, qui devient son amie et sa protectrice. Mais Lucie continue à recevoir la visite de ses démons du passé et on la retrouve souvent mutilée, sans qu'elle dise par qui. Parvenue à l'âge adulte, elle retrouve ses tortionnaires et les abat froidement, puis appelle Anna pour qu'elle vienne l'aider.

L'action se décompose en trois parties, et en deux époques.
Les trois parties sont : Lucie retrouve ses tourmenteurs et les abat. Anna la rejoint dans la maison, Lucie se tue, Anna découvre à son tour une jeune femme torturée. Anna est attrapée et subit à son tour le martyre.
Deux époques : l'enfance de Lucie, l'évocation de son martyr et l'orphelinat où elle rencontre Anna, puis de nos jours.


Le monde que nous dépend Pascal Laugier dans Martyrs est presque exclusivement féminin. Les quelques personnages masculins (père et fils de la famille, sbires de Mademoiselle, membres de la conspiration) ne sont là que pour servir de faire-valoir ou pour représenter la force brutale lors des scènes de torture. Lorsque Lucie se fait torturer dans son enfance, c'est par une femme ; cette même femme qu'on retrouve par la suite, mère d'une fille dont les réussites au championnat de natation précipite sa mort. C'est en effet par le biais d'un article dans le journal local que Lucie reconnait sa tortionnaire et trouve son adresse.Cette hégémonie féminine est très importante narrativement, que ce soit dans les personnages décisionnaires (Mademoiselle) ou chez les victimes. Mademoiselle nous révèle en effet que les femmes sont plus aptes à subir le martyre, plus sensibles, plus réceptives.  Ceci récuse toute misogynie au film, ainsi que tout fantasme religieux, le personnage de Mademoiselle étant très clair à ce sujet.

La question de la maternité tient également un rôle important dans le film : juste avant de descendre dans la cave, Anna appelle sa mère, qui lui reproche encore de trainer avec Lucie. En laissant cet appel inachevé, elle perd sa seule chance de s'en sortir, de ne pas trouver l'autre femme torturée, de sortir de cette maison, de passer à côté de la révélation.

L'étude des prénoms se révèle très importante : les héroïnes, les martyres disposent seules d'un nom, tandis que les tortionnaires n'en ont pas : Mademoiselle ne porte que son titre, vierge de toute sexualité, comme totalement absorbée par sa quête de la révélation.
Lucie signifie « Lumière » : lumineuse, elle effleure la révélation mais les démons du passé l'empêchent d'accéder à la pleine connaissance. La culpabilité la mutile, la lacère et au final la tue. Ce prénom ne manque pas d'une certaine ironie car le martyre vécu par Lucie est sans cesse remis en question par tous ceux qui la croient folle, ce qui est la crainte extrême de ce personnage : qu'on ne la croie pas.
Anna signifie « Grâce », et parfois aussi « Blanc » : c'est effectivement elle qui reçoit la révélation, elle est l'illuminée, comme dans le bouddhisme. Elle est aussi la figure de la mère de remplacement : elle adopte Lucie, la protège lors de son arrivée à l'orphelinat, accourt lorsqu'elle a besoin d'aide. Lorsque Lucie se tue, et qu'Anna découvre une autre femme torturée, elle ne fuit pas comme Lucie enfant, mais la baigne et la soigne comme elle peut, désarmée devant tant de souffrances. Elle est le personnage qui symbolise le contact entre tous les protagonistes, mais aussi le contact physique : Anna est celle qui insiste pour enterrer les membres de la famille, elle prend dans ses bras la mère tortionnaire blessée, elle embrasse Lucie sur la bouche ; de toutes les personnes représentée, elle est la mieux apte à aimer, donc la mieux apte à souffrir.
La scène où elle baigne et soigne la jeune femme torturée est extrêmement christique, l'eau du bain se teintant progressivement de sang au fur et à mesure que Anna retire les clous de sa tête, en ôtant cette sorte de bandeau métallique qui rappelle une ceinture de chasteté. Ce personnage anorexique, d'une maigreur étique n'est presque plus une femme, elle a subi le martyre dans son corps au point de devenir asexuée.


Martyrs est un film dont la signification arrive à la fin, par l'étymologie (premier élément fourni dans un dictionnaire normalement) : « martyre » provient  du latin martirium (« martyre »), lui même provenant du grec ancien μάρτυς (« témoin »). Le grand bouleversement de ce film réside dans le fait qu'on passe de martyrs antiques et religieux consentants, fiers d'être les témoins d'une idéologie ou d'une religion, à des personnages choisis au hasard pour vivre un martyre non revendicatif, uniquement basé sur une révélation physique et mystique de l'agonie, encore une fois non assumée.

Il a été parlé de pornographie dans ce film ; on utilise souvent le mot pornographie de façon interchangeable avec le mot « obscénité », terme juridique dont l'aire sémantique se limite à la violation des normes de tolérance de la collectivité. La pornographie dans ce film est double, d'une part psychologique, puisque la brutalité semble sans cohérence sans l'éclairage de la fin du film (ce qui explique que les gens ayant quitté la salle l'aient trouvé très mauvais), et d'autre part, dans la violence réellement radicale, presque clinique, des actes perpétrés sur Lucie. La dernière demi-heure du film est édifiante à ce sujet, le spectateur en apnée n'ose pas demander grâce. Nul effet spécial ( à part le maquillage, bien sûr), nul mise en scène chiadée de la part du réalisateur, mais un œil réellement témoin d'une violence réaliste : des coups, une chaise percée, une nourriture imposée comme on gave une oie. Pas de scalpel, de scie, ou autre surenchère. Cette violence réelle, on la touche presque du doigt. Le film lui même est le témoin fidèle, le martyr qui rapporte les faits à cet autre martyr qu'est devenu le spectateur.

Qui est martyr ? Chronologiquement dans le film, les premiers martyrs sont les membres de la famille décimés par Lucie à coups de fusil, scène qui rappelle l'atmosphère de Funny games de Michael Haneke. Dès le début, une incompréhension s'installe : pourquoi tuer froidement les quatre membres de la famille ? Lucie elle-même connait une hésitation avant d'abattre les enfants. Cependant, tout comme Lucie transmet à Anna son martyre et son rôle dans la révélation, dans l'esprit du spectateur, le rôle de martyr se transmet de cette famille à  Lucie, puis à  la femme dans la cave, puis à Anna elle-même, dernier maillon d'une chaîne de nouveau brisée par Mademoiselle.
Pourquoi Lucie n'est -elle pas le martyr idéal ? Pourquoi ce rôle lui glisse-t-il des épaules pour atterrir sur celles d'Anna ? D'une part, le martyre de Lucie a été abrégé dans son enfance, l'expérience a été ratée, elle ne peut plus aborder cette démarche d'un œil neuf. D'autre part, elle est totalement prisonnière de sa culpabilité, de ce personnage factice qu'elle convoque à chaque fois qu'elle veut se lacérer. Et le rôle de martyr exige une disponibilité totale, de corps et d'esprit, un abandon qu'Anna finit par adopter. Lucie n'a jamais cessé d'être en fuite depuis qu'elle s'est enfui de la bâtisse où elle était torturée : ce qui explique son insistance à vouloir quitter la maison où elle a massacré la famille, sans souci des indices qu'elle laisse, comme si la question ne la concernait plus. La fuite est devenue son mode de déplacement, pour échapper à sa culpabilité. C'est d'ailleurs en situation de fuite qu'elle se suicide (sous la pluie, qui ne sera pas rédemptrice, pour une fois) : sa vie se termine par un échec, son démon l'a rattrapée, même si elle a réussi à sortir de la maison, lieu de la souffrance. Anna en revanche est celle qui assiste, aide, soutient, aime : elle est en adéquation, en empathie avec la situation, avec les personnages.
C'est cette prédisposition qui l'amène à lâcher prise de manière radicale, et à la révélation : enfin, après tant de violence, on va savoir, on va connaître le fin mot de l'histoire. C'est sans compter avec le personnage de Mademoiselle, pervers jusqu'au bout, qui relance la machine de souffrance et de torture. Les différentes raisons qui amènent son geste sont très nombreuses, le propos ici n'est pas de les détailler.

Le propos est de hausser Martyrs à sa juste valeur, un film jusqu'au-boutiste pouvant rivaliser avec Les Fleurs du mal de Baudelaire, ou Le Moine de Lewis, œuvres condamnées en leur temps déjà. Au panthéon de la gloire macabre, l'étoile noire de ce film risque de briller pour un certain temps. On ne peut qu'applaudir un réalisateur qui « profite de l'état merdique du monde pour écrire un film d'épouvante ». Un autre, vite !

Date de sortie : 
03 Septembre 2008
Réalisé par Pascal Laugier
Avec Mylène Jampanoï, Morjana Alaoui, Catherine Bégin...
Film français, canadien.
Genre : Epouvante-horreur, Thriller
Durée : 1h 40min.
Année de production : 2008
Interdit aux moins de 16 ans avec avertissement
Distribué par Wild Bunch Distribution


Publié dans cinéma

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