Jacques Tardi – Putain de Guerre – 2/2

Publié le par Miss Cinnamon


Jacques Tardi est la référence incontournable dans le domaine de la BD pour ce qui est de la première guerre mondiale, entre autre. Prenant au pied de la lettre l'expression « le théâtre des conflits », il prend le parti de l'humain en mettant en scène des micro-récits au cœur de l'Histoire.


La première guerre mondiale, ce sont pour vous les souvenirs de votre grand-père racontés par votre grand-mère. D'où vient votre antimilitarisme ?


J'ai très peu connu mon grand-père, pas suffisamment, j'aurais énormément de questions à lui poser aujourd'hui. J'avais six ou sept ans, quand il est mort. Mon père n'avait pas terminé ses études au moment où la deuxième guerre a été déclarée. Lorsqu'il est revenu, après avoir été prisonnier durant toute la durée de la guerre, il a rempilé dans l'armée, car il n'avait pas de travail. On l'a donc envoyé en Allemagne, en occupation. J'étais tout enfant, j'ai donc connu cette Allemagne, bombardée, en reconstruction : je n'ai évolué que dans ce type d'ambiances.
Un jour mon père a vu son nom sur la liste de soldats qui devaient partir en Indochine et il a dit : « ça suffit ». Il a quitté l'armée, car son statut de prisonnier pendant la guerre lui en donnait le droit, je ne sais pour quelle raison. Bien sûr, mon père m'a influencé dans la mesure où il était strict. Cela a certainement nourri cet antimilitarisme. Mais bon j'ai l'impression qu'il n'est pas nécessaire d'avoir un père militaire de carrière pour être antimilitariste. Il suffit de regarder un petit peu autour de soi !


Pouvez-vous me parler de vos débuts, notamment de votre période Pilote ?


Vers la fin des années 60, j'étais aux Arts-Déco, et dans mon atelier, deux personnes, qui s'appelaient Ricord et Mulatier, publiaient déjà dans Pilote : ils faisaient « les Grandes gueules » en 4ème de couverture, des caricatures d'hommes politiques, d'acteurs... On parlait souvent bande dessinée, et un jour ils m'ont emmené voir Goscinny. Pourtant ce journal ne m'intéressait pas : je trouvais que c'était un journal pour les enfants, ou pour les lycéens. À l'époque on parlait beaucoup d'une bande dessinée adulte : Losfeld avait publié Barbarella de Forest et Jodelle de Peellaert. C'était l'époque du bouillonnement du Pop Art, et  ce qui m'intéressait, c'était l'influence pop sur Peellaert. Ça me paraissait tout à fait épatant, c'était ce que je voulais faire, cette bande dessinée adulte. Par la suite il est devenu  évident que la seule chose qui la rendait adulte c'est qu'elle était « érotico-je ne-sais-trop-quoi » et que par exemple Barbarella avait été autorisée à la vente, mais non à l'affichage.
Ceci dit, je me suis trouvé face à Goscinny, je lui ai montré des dessins, des débuts d'histoire, des images-clés. Cest comme ça que je me suis trouvé à Pilote, sans avoir vraiment souhaité travailler pour ce genre de journal. La première histoire que j'ai présentée à Goscinny était déjà un scénario sur la première guerre mondiale, mais elle avait été refusée : Goscinny n'avait pas compris ce que je voulais faire, il pensait que je voulais me moquer des anciens combattants, alors que ce n'était pas du tout insultant.
Enfin j'ai proposé une histoire qui a été accepté par Goscinny. Mais j'avais complètement perdu la maîtrise de la situation : la mise en couleurs avait été faite par je-ne-sais-qui, et le lettrage avait été refait. Quand j'ai vu ces 6 malheureuses planches imprimées, je me suis dit : « Plus jamais tu ne feras de bande dessinée. » Parce que il faut un certain temps pour adapter son dessin au format de parution, avant de trouver le format adéquat au support, j'avais travaillé effectivement beaucoup trop grand. Il faut travailler un certain temps, au début effectivement on patauge.
Donc, pris par la publication, j'ai bossé un certain temps assez mollement. Je ne me sentais pas à mon aise. Je me souviens pas exemple d'un jour où j'ai vu dans le métro un homme lire un Pilote où je savais qu'une de mes histoires était publiée. Je l'ai vu arriver à la page précédent ma publication, puis tourner vite les quatre pages où était mon histoire. Mais c'est très bien ça : ça prouve que ce qu'on fait n'intéresse pas forcément les gens.
Pour vous dire, Avant d'aller à Pilote, j'avais présenté mes dessins à Pif le Chien. Je trouvais que le journal était tellement nul, que j'avais peut être une chance d'être publié dans ce canard. J'avais vraiment traité le problème par le bas !


Et la suite ?


Un jour une personne de chez Casterman m'a proposé de faire une série. Je n'étais pas très fan du concept de la série, je ne le suis toujours pas. Ça se passait au lendemain de 1975,  l'année de la femme ; il y avait un très fort féminisme. Faire une série, cela implique d'avoir un personnage : j'ai donc recensé les types de personnages en BD. Il y avait beaucoup de cow-boys, de militaires, de pilotes d'avion ou de voitures en tout genre. Il y avait très peu de femmes, en dehors de celles que l'on retrouvait dans le registre érotique et ça, il en était hors de question. C'est comme ça qu'Adèle Blanc-Sec a vu le jour. Au début le personnage s'appelait Edith Rabatjoie, c'était le nom sous lequel les contrats étaient signés. Adèle Blanc-Sec faisait une apparition dans le premier album et a volé la vedette à Edith Rabatjoie, car le personnage était plus intéressant, je le sentais mieux.
L'idée étant de casser avec tous ces mecs, et d'avoir une nana qui avait une conduite « normale ». Qu'est-ce qu'elle pouvait faire ? Elle n'allait pas diriger une entrepris de maçonnerie, ou je ne sais quoi, donc elle allait faire le même métier que moi : Adèle Blanc-Sec écrit en effet des romans-feuilletons. Évidemment elle est confrontée à des tas d'histoires abracadabrantes.


Comment avez-vous décidé d'illustrer des œuvres littéraires, je pense notamment à ceux de Louis-Ferdinand Céline ?

Si on prend Voyage au bout de la nuit de Céline, je ne savais pas si j'avais l'autorisation de la faire, vu la complexité de la situation : un texte publié par  Gallimard, avec la veuve de l'écrivain constituant l'ayant-droit. J'ai carrément passé une examen pour ce que je voulais faire, mais je n'ai pas eu l'autorisation car ces gens-là ne connaissent pas la bande dessinée. Ils avaient peur que je dessine des Schtroumpfs dans les marges !
Mon idée était de l'adapter en bande dessinée, mais c'était proprement monstrueux. Cela impliquait de couper dans le texte et de réécrire, car Voyage au bout de la nuit est très peu dialogué. Je tenais à illustrer le texte pour l'intérêt littéraire que ça présentait, la démence de ce roman, et les images qu'on pouvait plaquer sur l'écrit, où il y a 25 propositions d'images par paragraphes. Ça permettait presque de façon iconoclaste d'aller mettre mes pieds dans la littérature, à partir d'un de ces monuments. Oui, bien que catalogué comme auteur pour les débiles mentaux, ça valait le coup de mettre ses gros pieds chez Gallimard. C'est aussi un concours de circonstance : l'adaptation ne fonctionnait pas, et un jour quelqu'un m'a dit « pourquoi ne fais-tu pas un portfolio ? », ce qui n'était pas très enthousiasmant. La maison d'édition Futuropolis, autour de laquelle tournaient tous ces projets, a été rachetée par Gallimard. Je me suis dit  : « Ça y est, on est sur leur propre terrain  ».  Le projet a été épaulé par Antoine Gallimard, mais ça n'a pas été simple.


Vous reprenez notamment des tableaux d'Otto Dix dans vos albums. L'art vous inspire-t-il directement ?


Le clin d'œil est ponctuel, mais Otto Dix est inévitable. D'ailleurs ce n'est pas ce qu'il fait autour de la première guerre mondiale que je préfère, mais ses portraits. La seule chose, c'est que je sais qu'il était dans la région, qu'il a vécu tout ceci, donc il y a une authenticité dans son travail, notamment dans le tableau des cratères (Trichterfeld bei Dontrien, von Leuchtkugeln erhellt /Crater field near Dontrien lit up by flares, NDR). C'est un clin d'œil direct, non pas un hommage, je n'aime pas ce mot. On pourrait dire plagiat, mais bien que j'aime beaucoup Otto Dix, je n'ai pas besoin de lui pour dessiner des cratères.


Pensez-vous que la première guerre mondiale va se perdre dans les mémoires, ou va-t-elle rester dans la conscience humaine ?

Oui, à moins de raser l'Historial et de faire disparaître les documents d'archives, la première guerre mondiale va rester dans les mémoires. En fait, c'est exactement le contraire qui se passe.
Quand j'ai commencé à travailler sur ce sujet, il y a trente-cinq ans, il y avait les romans en libraire, ou les photos dans l'Illustration, ou encore Le Miroir. La première guerre Mondiale, c'était une préoccupation de « vieux con » parce que tout le monde pensait que c'était une guerre de vieux, à cause des anciens combattants qu'on voyait le 11 novembre au Monument aux morts. Des vieillards avec leur bérets....
On sait aujourd'hui qu'ils sont tous morts, il n'y en a plus en France. Et j'ai l'impression que cette disparition permet enfin aujourd'hui de voir les jeunes hommes qu'ils ont été. N'oublions pas que ce n'était pas une guerre de vieux, mais de jeunes entre 18 et 25 ans, en moyenne. Tout d'un coup, les jeunes sont remontés à la surface, parce que les vieux ont disparu.
Aujourd'hui, il y a bien plus de livres, de recueils de photos qu'il y a trente ans, où il n'y avait pas tout ça. Il y en avait bien quelques-uns, mais c'était minable par rapport à ce qu'on peut se mettre sous la dent aujourd'hui.
Aujourd'hui, il y a un regain d'intérêt pour cette guerre, qu'il faut voir comme une entrée dramatique dans le XXème siècle, avec tout un tas d'innovations techniques absolument épouvantables mais sur lesquels nous vivons toujours. Le monde dans lequel nous vivons a été décidé durant la Première Guerre Mondiale, avec des facteurs comme la course au pétrole. On a donc tracé des frontières entre différents pays, à la règle, sur les cartes d'état-major, comme la frontière de l'Irak. Bien souvent je vois des étudiants pour lesquels 14-18 est à mi chemin entre la Guerre de Cent Ans et les guerres napoléoniennes. Je pense que la guerre est très présente, car nous ne nous en sommes jamais remis.
Il ne s'agit pas de sublimer, de commémorer les guerres, mais de comprendre le monde dans lequel nous vivons, donc de faire appréhender ça aux gens en utilisant le mode d'expression « bande dessinée », qui mélange le dessin et le texte.


La bande dessinée est-elle neuvième art ?

Je m'en fous complètement. Quel intérêt cela a-t-il ? Je n'en sais rien. Pour moi c'est un mode de vie. Je suis content le matin, d'aller tout de suite sur la table voir ce que j'ai fait la veille. J'en suis rarement content, mais tant pis. L'important c'est de se rendre compte des erreurs qu'on a commises ; à ce moment-là on n'a plus qu'une seule chose à faire : recommencer ou corriger. Je suis content de faire ça toute la journée et de penser en me couchant, à la documentation que j'ai à chercher. Que ce soit un art, ce n'est pas important. Chaque médium a ses limites, on le voit avec la littérature, qui permet de décrire sans l'image mais qui ne montre pas. La bande dessinée n'est pas de la littérature, ne dispose pas de son (par rapport au cinéma qui est certainement  le moyen d'expression le plus efficace) et livre en outre un dessin qui ne donnera pas non plus satisfaction à l'amateur d'art. Mais la Bande Dessinée a un énorme avantage : ce que je dessine, si on voulait le traiter cinématographiquement, deviendrait une super-hyper production de plusieurs millions d'euros. Moi ça ne me coûte rien.

> Interview Vincent Marie

Publié dans rencontres

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